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Il y a quelque chose de pourri dans ce rêve
9 février 2011

Un Mercredi soir comme un autre

Par une soirée pluvieuse, Damon enfile son imperméable délabré, s'arme de son vieux parapluie, prêt à s'enfoncer dans la jungle de la nuit. Il vérifie l'état de sa bourse qui s'allège de jour en jour. Ce soir, le jeune homme ne doit voir personne en particulier, espérant rencontrer ainsi de nouveaux visages et entendre un concert de voix inédit. Ne faisant nullement attention au temps et à l'heure actuels, il se glisse à la manière d'un crooner rentrant en scène. Le ciel leste des cordes d'eau abondamment sur la chaussée restée longtemps sèche. Entre les fines gouttes d'eaux, la lumière diffuse des lampadaires traverse de long en large la rue sombre. Une sensation de liberté l'envahit soudainement et lui donne envie de chantonner sous la pluie froide. Gardant finalement ce petit plaisir pour plus tard, il entame sa marche nocturne. Durant sa flânerie, les bruits et les ombres sortant des appartements l'accompagne dans ses pensées. Damon arrive enfin au centre-ville après l'équivalent d'au moins mille pas. La place principale est submergée par des gens divers horizons, certains criant à tue-tête, d'autres se contentant de se promener entre les badauds. C'est fantastique toutes ces personnes libres, pense-t-il tout haut. Son regard s'attarde longuement sur le décor théâtrale de la ville et sur les acteurs de la pièce, sous les projecteurs des luminaires et devant un public anonyme. Il se retient d'applaudir bruyamment lorsque l'un des protagonistes se prend les pieds en voulant descendre le trottoir.

Le sourire au lèvres, Damon entreprend enfin d'ouvrir la porte de son bistro préféré, "Chez Henri". À peine franchi le pas de l'entrée, une atmosphère kafkaïenne l'enveloppe comme une couverture. L'homme barbu derrière le bar le reconnaît et l'interpelle avec enthousiasme. Salut Damoniaque! longtemps pas vu! Il se permet en effet de surnommer Damon de la sorte depuis le premier jour où celui-ci mit les pieds dans ce troquet. Salut vieux Henri, ouais, ça fait un bail! comment ça va? Sans attendre la réponse, le jeune homme se dirige hâtivement vers sa table favorite, ayant remarqué dans le coin deux personnages qui guettaient l'endroit, la salive dégoulinant de leur bouche. Il s'assied avec soulagement, déboutonne lentement sa veste, étalant des gouttes d'eau sur la moitié de la surface de la table, et se frotte frénétiquement les cheveux trempés. Henri! apporte-moi un verre de cognac glacé! La route m'a terriblement fatigué. Son cri fait écho dans toute la pièce et parvient aux oreilles de tous les clients. L'un d'entre eux se retourne, ses yeux se portant en direction de Damon. Ah mais je me disais bien que c'était toi! Un tantinet surpris, nôtre flâneur hésite quelques secondes avant de reconnaître l'individu. Mon cher Heinrich, toutes mes excuses, la noirceur du lieu m'a dissimulé ton visage. La fin de sa phrase est ponctuée par l'arrivée de l 'eau-de-vie. Viens donc me tenir compagnie et parlons de la belle époque, s'exclame Damon. L'ami de longue date, rencontré à Berlin, accepte la proposition et trimbale sa bouteille de pinard jusqu'au fond de la salle, sortant Damon de sa solitude.

Hé bien t'as pas pris une ride mon gars, dit Heinrich en guise d'introduction, suivi d'une succession de questions banales que l'on pose pour être sympathique. Oui, j'écris toujours, et avec amour maintenant. J'ai en effet parcouru le monde, traversé des déserts, gravi des montagnes enneigés, me heurtant à des populations étrangères à mon existence. Ceci expliquant mon absence depuis quelques temps. Et toi, vieux loup, tu travailles toujours dans les forêts? En l'interrogeant à son tour, Damon se décharge des explications sur sa vie, attendant d'abattre les autres péripéties plus loin dans la conversation. Son interlocuteur, vraisemblablement animé par le besoin de confidence, lui fit tendre les esgourdes jusqu'à atteindre l'ennui. Notre jeune ami, qui pour passer le temps a déjà bu son verre d'alcool, cherche en vain du regard à se dégager du monologue de l'allemand. Le dialogue auquel il s'est engagé ne prit fin qu'au bout de une heure. C'est en tout cas le temps estimé par Damon bien qu'il ne voulait pas accorder de l 'importance à l'heure ce soir-là, raison pour laquelle il ne porte pas de montre. D'ailleurs, s'il s'en souvient bien, il n'en a jamais eu.

Je t'en sers un autre Satanas? La voix du vieux Henri sort brusquement Damon de sa léthargie. Oui volontier, mais avec au moins sept glaçons cette fois, rétorque-t-il. Après encore quelques verres, l'ambiance devient presque surréaliste, le brouhaha du bistrot brouille les sens du client solitaire, qui voit ses jambes l'emporter vers des inconnus et sa mâchoire s'ouvrir et se fermer pour en faire sortir des sons. Lorsqu'il fut soûlé de palabrer à toutes ces personnes qu'il méprise au fond de lui, il s'en va aux cabinets se soulager. Alors qu'il dégourdit sa vessie, une pomme lui tombe sauvagement sur la tête. Heureusement, pense-t-il, que j'ai déjà fortement mal au crâne. Tout à coup, Damon se rend compte qu'il est complètement mouillé du nez jusqu'aux orteils. Sans paniquer, il tend immédiatement au-dessus de lui une énorme branche ornée de quelques feuilles. Puis, après s'être mis à l'abri, notre ami s'intéresse maintenant à une vache qui se trouve à quelques mètres de lui seulement. Il décide de l'appeler Marguerite et cherche à l'approcher. L'animal prend évidemment peur et s'éloigne de la bête. À la seule lueur de la lune, Damon ne distingue qu'une masse informe se mouvant vers les ténèbres.

Hey Damon, tu fais quoi? laisse cette vache tranquille et viens te protéger sous cet abri! Cette exclamation fait sursauter le bonhomme trempé. Lorsqu'il se retrouve enfin à côté de celui qu'on appelle le Manchot, en raison de son handicap, Damon constate que celui-ci fume un spliff en toute décontraction. Dis moi Jean-Jacques, demande Damon en regardant le joint, penses-tu que les peines et les désirs des sens sont le germe productif de tout sentiment? ". L'autre répond nonchalamment. Nul être matériel n'est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J'ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n'est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sons je consens ou je résiste, je, succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne puis que céder à mes passions. J'ai toujours la puissance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand je me livre aux tentations, j'agis selon l'impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n'écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave ; et que j'empêche enfin la voix de l'âme de s'élever contre la loi du corps. Après avoir à son tour pris quelques lattes, Damon prend congé du drôle d'oiseau tout en le remerciant chaleureusement pour la discussion. Sous une pluie toujours battante, il  enfile son imperméable délabré, s'arme de son vieux parapluie, prêt à s'enfoncer dans la jungle de la nuit.

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